La Mémoire de l’eau by Miranda Cowley Heller

Auteur:Miranda Cowley Heller [Heller, Miranda Cowley]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Les Presses De La Cité
Publié: 2022-08-18T05:52:56+00:00

17

Juillet

Dimanche. Il n’y a pas de cours aujourd’hui. Nous avons prévu d’aller pique-niquer sur la plage. Nous traverserons l’étang en canoë et terminerons à pied, pour que Jonas puisse pêcher au retour. Lorsqu’il arrive, je suis en train de faire des sandwichs jambon-munster dans la cuisine. J’ai déjà mis un bocal de pickles à l’aneth dans le panier et une Thermos de thé glacé. J’ajoute un sachet de cerises, des serviettes en papier et un paquet de biscuits fourrés au chocolat Milano. Appuyé contre le plan de travail, Jonas me regarde emballer les sandwichs dans du papier paraffiné et replier les coins avec soin.

La porte-moustiquaire claque. Conrad s’assied à la table de la véranda. Je fonce dans le cellier, fais semblant de chercher quelque chose dans le frigo.

Tous les soirs, depuis cette horrible nuit, je verrouille la porte de mon chalet. En plein jour, je me sens à peu près en sécurité, tant que je ne me retrouve pas seule avec lui. Tant que je ne le regarde pas. Je suis devenue un cheval avec des œillères. Conrad fait comme si de rien n’était, sauf qu’il se montre avec moi d’une sollicitude inhabituelle : il tire ma chaise à la table du dîner, remplit mon verre d’eau dès qu’il est vide.

— Quel gentleman ! s’extasie ma mère.

Jonas se tourne vers lui.

— Salut, Conrad.

— Salut. Quoi de neuf ?

— Rien de spécial. Ellie nous prépare un pique-nique pour la plage.

— Ah oui, elle fait quoi ?

— Des sandwichs jambon-fromage.

— Je viendrais bien avec vous.

— Si tu veux.

Le pot de moutarde m’échappe des mains et se fracasse par terre, repeignant le sol en jaune Dijon. Je m’accroupis pour ramasser les éclats de verre. Jonas me rejoint dans le cellier.

— Ça va ? Tu t’es coupée ?

— Ça va. J’ai juste mis de la moutarde et du verre partout.

— Conrad veut nous accompagner.

— On ne rentrera pas à trois dans le canoë.

— Je pêcherai une autre fois. C’est pas comme si les perches allaient disparaître.

— Tu aurais dû me demander avant.

— Qu’est-ce que j’étais censé dire ? « Un instant, je vois avec Ellie si elle est d’accord… Oups, désolé, elle ne veut pas. » Ambiance…

— J’aurais besoin de papier journal mouillé et d’un balai, dis-je sèchement.

— Tu es sûre que ça va ?

— Oui. Arrête de me demander ça.

Nous prenons le sentier qui conduit à la plage à travers bois en file indienne : Conrad, puis Jonas, puis moi. Jonas fait la conversation à Conrad. Je ralentis et laisse l’écart entre nous se creuser. Quand ils sont hors de vue, je me penche en avant, secouée de haut-le-cœur. J’avais tort. Je ne peux pas. Je ne peux pas me retrouver face à lui. Sourire alors que je ne porte qu’un bikini. Nager alors que je sais. Et que je sais qu’il sait. La panique se tortille en moi tel un serpent et sort par ma bouche.

Devant, Jonas m’appelle. Je crie :

— Je me suis cogné l’orteil. Je vous rattraperai.

Je veux faire demi-tour et rentrer à la maison, me barricader dans ma chambre.

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